1.2. Échec

J'observe le nom figurant sur la plaque en argent qui orne la porte devant laquelle je patiente depuis plus d'un quart d'heure. "MILES LEDGER, AGENT ARTISTIQUE." Si on m'avait dit il y a trois semaines que je me trouverais devant ce bureau aujourd'hui, je n'y aurais pas cru. D'ailleurs, à force d'y réfléchir, je commence à me demander si ma présence ici ne relève pas d'une erreur de compréhension. 

Peut-être que la secrétaire a cru que j'étais l'un des talents de l'agence ? Est-ce qu'elle a bien compris que je cherchais à être recrutée ? Ce serait vraiment la honte s'il refusait de me recevoir. J'espère sincèrement qu'il n'y a pas eu d'erreur ! 

Si je stresse autant, c'est parce que l'enjeu est immense. Ça fait des années que je rêve de devenir actrice... Non, pas actrice ; une légende du cinéma, rien que ça. Problème : je ne suis personne. Et quand on n'est personne, on a besoin d'un agent pour nous aider à obtenir les opportunités qui nous propulseront en haut de l'affiche. Un bon agent. Voilà pourquoi j'ai envoyé  sans trop y croire un mail à l'agence de talents de Miles Ledger puisqu'il s'agit ni plus ni moins du plus renommé de la planète. Judith Ward, Olivia Moon : toutes les plus grandes étoiles de Del Sol Valley ont été représentées sinon par lui, au moins par son agence. Je ne peux donc pas espérer mieux que ça. Ce rendez-vous, c'est la chance de toute une vie. 

Face à moi, assise à son bureau, la secretaire décroche son téléphone et hoche la tête d'un air entendu.

"Elsa Lovett ?"

"Oui ?", je réponds en me levant brusquement dans un réflexe incontrôlable. Ugh, je dois avoir l'air stupide ! Ou bizarre. Probablement les deux. 

"Monsieur Ledger est prêt à vous recevoir", annonce-t-elle sans sourciller, "Suivez-moi". 

C'est pas comme si je risquais de me perdre entre mon siège et la porte, mais pourquoi pas. Elle se lève, contourne son bureau et m'ouvre la porte derrière laquelle apparaît... Un couloir menant à une autre porte, derrière laquelle apparaît enfin Miles Ledger, en chair et en os. Je réprime une furieuse envie de porter mes mains à ma bouche en poussant un cri et me contente de sourire d'une oreille à l'autre.

"Monsieur Ledger", j'articule d'une voix un peu plus forte que je n'aurais voulu, "Merci de me recevoir, c'est un honneur !" Je suis à deux doigts de lui faire une courbette mais me retiens in extremis. Ouf, l'honneur est sauf. 

En tout cas, lui, il ne sourit pas. Son regard me scanne des pieds à la tête puis, après de longues secondes, il fait volte face et m'invite à le suivre d'un geste désinvolte. En découvrant son bureau, je commence à me sentir en décalage complet avec le style et l'atmosphère qui se dégagent du lieu. J'aurais dû prendre le temps de choisir une tenue plus appropriée. Quelle idiote ! 

Miles prend place à son bureau et, esquissant un nouveau geste, m'invite à m'asseoir. Va-t-il finir par parler ou se contenter de gesticuler durant tout l'entretien ? Finalement, sur ses lèvres se dessine un sourire à peine visible. 

"Alors, Elsa, dites-moi qui vous êtes.", finit-il par lâcher. 

Qui je suis ? 

"Eh bien... Je... J'ai 21 ans. Je suis..." 

Miles secoue la tête, les sourcils froncés. 

"Non non. Dites-moi qui vous êtes.", répète-t-il. 

Déstabilisée, je réfléchis un court instant. 

"Pour l'instant, je ne suis rien qu'une jeune femme avec un rêve", je finis par répondre en haussant les épaules. 

Mauvaise réponse. Il semble déçu. 

"Et vous n'êtes pas la seule. Des centaines de jeunes gens nourrissent vraisemblablement le même rêve que vous. Ce que je veux savoir, c'est ce qui vous rend spéciale".

Excellente question. 

"Ma détermination...?" 

Loupé. Le visage de Miles exprime un ennui grandissant. Je sens d'ores et déjà que l'entretien m'échappe et prend la direction inverse de celle que j'aurais souhaitée, mais j'ignore comment rectifier le tir. Comment les choses peuvent-elles dégénérer aussi vite ?! 

"Mademoiselle Lovett...", commence-t-il en secouant légèrement la tête, "il va vous falloir bien plus que de la détermination." Il a prononcé "détermination" sur un ton presque méprisant. "Êtes-vous venue avec l'intention de me faire perdre mon temps ?" 

"Non. Je suis venue avec l'intention de vous convaincre", je réponds avec aplomb, les joues probablement écarlates. 

"Eh bien, convainquez-moi", s'impatiente-t-il. 

J'avais imaginé une discussion cordiale ; au lieu de ça, on me demande d'effectuer un numéro de charme auquel je ne suis de toute évidence pas préparée ! Pour quelqu'un qui se rêve actrice, je manque sérieusement de talent d'improvisation. C'est un cauchemar ! 

"Je ne sais pas pour les centaines d'autres mais en ce qui me concerne, ce rêve, c'est toute ma vie et je suis convaincue d'avoir ce qu'il faut pour réussir. Appelez ça de l'instinct ou de l'arrogance, comme vous voulez, mais c'est le cas. Je n'ai pas peur de la célébrité. Je peux être qui vous voulez que je sois, je sais m'adapter. Je peux passer des heures à m'entraîner pour obtenir les compétences requises pour jouer un rôle et je suis tellement empathique que me mettre dans la peau de quelqu'un d'autre est naturel, chez moi. Je meurs d'envie de montrer ce dont je suis capable. J'ai juste besoin que vous me laissiez une chance." J'aurais bien ajouté "pitié" mais j'ai quand même un tout petit peu de dignité. Je crois. 

Miles ne laisse pas transparaître la moindre émotion et me dévisage sans prononcer un mot. Je pensais tout ce que j'ai dit ou presque. En réalité je suis loin d'être aussi sûre de moi, évidemment, mais j'ai tenté de lui donner ce qu'il attendait. Enfin... C'est bien ce qu'il attendait, non ? 

"Elsa, je vais être tout à fait honnête. Vous dégagez quelque chose de plaisant et votre charisme n'est pas inexistant, c'est vrai. Cependant... Il vous manque un petit je-ne-sais-quoi."

Je hausse un sourcil et suis instantanément gagnée par un intense sentiment de frustration. Un "je-ne-sais-quoi", vraiment ?!

"Pourriez-vous... expliciter ?", je glisse, les dents serrées.

"Vous savez probablement que c'est moi qui ai piloté les carrières des plus grands acteurs de l'industrie ces dernières décennies. Judith Ward, par exemple, n'était personne avant de franchir cette porte. Mais même avant cela, elle avait cette... cette aura, voyez-vous ? On sentait chez elle quelque chose d'unique. Il suffisait de la regarder, vous comprenez ? Vous..."

Je suis sur le point de protester lorsque nous sommes interrompus par la sonnerie de son téléphone. Miles marmonne des paroles inaudibles en avisant le numéro affiché à l'écran. 

"Excusez-moi, on n'est jamais tranquille. Quelle vie, j'vous jure...", il souffle.

"Miles Ledger. Hmhm. Hmhm. Bien sûr. Samedi, hein ? Elle sera là, vous verrez elle est parfaite. Puisque je vous le dis ! Bien. Hmhm. Hmhm. Excellent." Après avoir raccroché, son regard se porte à nouveau sur moi. Ma vue semble soudainement l'incommoder.

"Ecoutez, gagnons du temps. Je ne suis pas intéressé. Je ne doute pas que ce rêve vous tienne beaucoup à coeur, chère enfant, mais je ne crois pas que vous ayez ce qu'il faut. Je vous le dis en totale transparence car je crois que cela vous rendra service", tranche-t-il brusquement. 

C'est ce que je craignais.

"Il n'y a vraiment rien que je puisse faire pour vous convaincre du contraire ?", je réponds en tentant de maîtriser les tremblements de ma voix.

"Je crains que non. Il existe certainement un autre domaine dans lequel vous vous épanouirez comme une fleur, je n'ai aucun doute là-dessus. Mais le cinéma... c'est un milieu réservé à une poignée d'uniques. Malheureusement, vous ne m'avez pas donné l'impression d'en faire partie. J'en suis navré."

Je réfléchis à la réponse que je devrais lui donner. Ce que je devrais dire. Ce que je devrais faire. Et puis, je réalise que c'est peine perdue. Sa décision a probablement été prise dès la première seconde, lorsqu'il m'a examinée avant que je n'entre dans son bureau. Comment ai-je pu penser que Miles Ledger serait intéressé par quelqu'un comme moi ? C'est tellement humiliant ! Mes yeux se mettent à piquer. Si je ne pars pas tout de suite, je risque de fondre en larmes et ma honte serait absolue.

"Bien", est le seul mot que je parviens à rétorquer.

Miles effectue un léger signe de tête pour m'exhorter à quitter la pièce. J'ai l'impression qu'il se débarrasse d'un parasite.

Je quitte son bureau avec un sentiment d'échec tel que je n'en avais jamais ressenti, mêlé à une espèce de colère diffuse. 

Sur le chemin du retour, j'envoie un texto à Adèle. "Mal passé. C'est foutu". Pas besoin d'en dire plus. Je ne sais par quel tour de force je parviens à retenir mes larmes tout le long du trajet. 

À mon retour, je suis accueillie par les jappements de bonheur de Nash. Les larmes me nouent la gorge, mais je les retiens encore. Adèle n'est pas là. Probablement dans sa chambre. Elle sait que j'ai besoin d'être seule. 

 Je monte les escaliers à la hâte et me précipite dans ma chambre, puis sous mes draps. Je me rejoue l'entretien. J'entends de nouveau les mots de Miles Ledger. Me vient une furieuse envie de réussir, plus que jamais, comme une envie de revanche. Mais, dans l'immédiat, je n'ai la force de rien, sinon de pleurer. Enfin.